Cinq ans après “DAMN.”, le rappeur de Compton,
attendu par toute la planète rap, signe un album
encore plus personnel, moins politique en apparence,
mais tout aussi virtuose.
« 1 855 jours. » Voilà ce qui sépare le cinquième et nouvel album
de Kendrick Lamar, Mr. Morale & The Big Steppers, de son prédécesseur,
DAMN. (2017), chef d’œuvre multi-récompensé (cinq Grammy Awards).
Le décompte n’est pas de notre fait, mais bien du rappeur
de Compton lui-même, dans les premières strophes d’United in Grief,
la chanson ouvrant cet album somme d’une heure et quinze minutes,
construit autour de dix-huit titres et deux volets.
Après deux écoutes, un premier constat s’impose :
Kendrick Lamar, 34 ans, reste un artiste en éternelle mutation,
un technicien hors pair doublé d’un fin observateur du monde,
en quête perpétuelle d’excellence et d’exploration.
Ce Mr. Morale & The Big Steppers est le fruit
d’une construction cérébrale complexe, pensée et foisonnante,
mélangeant l’air du temps et les fulgurances visionnaires du rappeur,
sa religiosité intense et sa vision politique du monde,
son sens inouï de la production et du syncrétisme musical,
en digne héritier de la musique contestataire des années 70.
Deuxième constat : l’album creuse encore plus loin la veine personnelle
entamée sur DAMN., qui mêlait questions sociales et horizons nouveaux,
brossant le portrait d’un artiste hanté par la peur, la colère, partagé
entre l’exploration de son moi profond et la critique d’une Amérique
en plein trumpisme.
Avec Mr. Morale & The Big Steppers, Kendrick Lamar, en proie
à des questionnements personnel intenses, délaisse son statut de porte-parole
d’une jeunesse engagée, qui a fait de ses premiers albums,
Good Kid, M.A.A.D City (2012) et To Pimp a Butterfly (2015).
Comme bon nombre de rappeurs actuels, il s’ouvre
sur sa psyché tourmentée, s’interrogeant sur sa paternité
et ce qu’il laissera à ses enfants, décortiquant son passé (Die Hard),
l’héritage de la masculinité transmis par son père (Father Time)
ou sa thérapie psy (United in Grief).
Il le fait parfois avec son habituel flow incisif, mais plus souvent
dans une scansion retenue, atténuée, qui figure
un tournant existentiel et stylistique.
La pandémie a inévitablement joué un rôle dans l’apparent repli intime
de Kendrick Lamar, dont le rap mitraillette semble désormais
puiser moins dans l’énergie que dans le sensible, à l’image de Purple Hurts,
dont la sensualité R’n’B clôt le premier volet du disque.
Pas un hasard si, parmi les rares invités du disque, Kendrick Lamar
accueille la discrète Beth Gibbons (Portishead) dans son œuvre d’introspection
(sur Mother I Sober). Il faudra du temps pour digérer toutes les subtiles nuances
de cette collection de chansons très personnelles et aux instrumentations
parfois minimalistes.
Mais on prend peu de risques à affirmer qu’avec Mr. Morale & The Big Steppers
Kendrick Lamar livre, une fois de plus, un grand disque.